Al Gore: "Urgence planète terre": l'avenir en question

Quelques-unes des questions auxquelles les scientifiques n'ont pas encore su répondre donnent un sentiment trompeur de simplicité : Où pleut-il ? Quand, et en quelles quantités ? Mais ces questions, simples quand il s'agit de notre petit jardin deviennent des mystères quand elles se posent à l'échelle de la planète : Où sont les nuages ? Comment la surface de notre Terre se modifie-t-elle ? Quel est le degré de sécheresse ou d'humidité du sol ? Ces questions sont essentielles parce que les réponses qu'on y apporte ont un impact direct sur l'importance que nous donnons à la menace sous-jacente. Prenons, par exemple, celle qui concerne les nuages. Un petit nombre de savants affirme que nous n'avons pas à nous inquiéter du réchauffement global parce que, si les gaz inducteurs de l'effet de serre piègent davantage de chaleur solaire dans l'atmosphère, la Terre, automatiquement, produira davantage de nuages qui, à leur tour, agiront comme une sorte de thermostat qui régulera la température terrestre. Ou bien considérons le problème du sol et de la pluie. Là encore, quelques scientifiques prétendent qu'il n'y a nulle raison de s'alarmer des changements de climat qui se traduisent par les sécheresses graves qui affectent le centre des masses continentales, parce que, disent-ils, l'évaporation plus rapide de l'humidité contenue dans le sol dans une atmosphère plus chaude sera annulée par des modifications dans le régime de la pluviosité.

Mais des questions plus « exotiques », auxquelles il est plus difficile encore de répondre, exigent aussi notre attention. Qu'arrive-t-il à la calotte polaire de l'Antarctique Ouest ? Quel est le taux de la fonte des glaces dans l'océan Arctique ? Comme je l'ai déjà noté dans le premier chapitre, l'US Navy apporte aujourd'hui son aide à la solution de ce dernier problème en livrant aux scientifiques les mesures dont elle dispose.

Et cependant, pouvons-nous espérer agir en temps utile pour faire face à la crise qui se fait jour alors qu'il nous reste encore tant à apprendre ? Ceux qui soutiennent que nous ne devrions rien entreprendre tant que nous n'aurons pas achevé de mener à bien un grand nombre de recherches supplémentaires essaient d'inverser la charge de la preuve, alors même que la crise s'aggrave. Il s'agit là d'un point crucial : choisir le « laisser-faire » alors que les preuves de la crise s'accumulent revient en fait à choisir de poursuivre, et même d'amplifier, la destruction forcenée de l'environnement qui est à 1 'origine de la catastrophe qui s'annonce.

Pour pouvoir saisir à quel point il serait dangereusement erroné d'attendre davantage, il est important de préciser ce qui demeure encore incertain et ce qui est déjà établi. Par exemple, les effets exacts du doublement de la concentration de gaz carbonique dans l'atmosphère au cours des prochaines décennies restent du domaine de l'incertain. Mais il est clair que ce doublement conduira à une élévation du niveau général des températures et nous fera ainsi courir le risque de changements catastrophiques dans la répartition globale des climats. Et nous devons accorder une attention particulière au rythme de ces changements potentiels – parce que le système écologique a du mal à s'adapter à des changements rapides.

Nous devons agir maintenant, sur la base de ce que nous connaissons. Certains scientifiques estiment que nous risquons de dépasser en quelque sorte le point de non-retour, après quoi nous aurons manqué la dernière occasion de résoudre le problème avant qu'il n'échappe à notre contrôle.

La réponse la plus efficace au problème du réchauffement global consisterait à mettre fin à la densification de la couverture des gaz à effet de serre et à essayer de prévenir tout nouveau dégât pendant que nous étudions les choix dont nous disposons. Mais notre production annuelle de CO2 et d'autres gaz à effet de serre est déjà d'une telle ampleur et son rythme de croissance est si rapide que, pour se borner à stabiliser les taux relevés dans l'atmosphère, il nous faudrait apporter de profondes modifications à la technologie que nous employons et à notre mode de vie. Je soupçonne que beaucoup de ceux qui déclarent que le risque vaut sans doute la peine d'être couru veulent dire, en réalité, qu'ils refusent de penser aux bouleversements qui accompagneraient inévitablement tout effort sérieux pour faire face au problème.

De même, dans la mesure où la crise peut encore faire l'objet d'une description en termes scientifiques, nous sommes sensibles aux fausses certitudes d'un petit groupe de savants qui prétendent que la menace n'existe pas. Quelques-uns, par exemple, croient que le réchauffement global n'est, pour reprendre la formule du Pr Richard Lindzen, du MIT, « qu'un problème de nature essentiellement politique, sans base scientifique ». Leurs vues bénéficient parfois d'une audience excessive.

Les médias portent leur part de responsabilité dans cette situation. Ils présentent les problèmes scientifiques comme ils exposent les problèmes politiques : avec une préférence pour les polémiques et les désaccords. Pareille optique a ses avantages, car nous savons que la vérité jaillit souvent mieux d'un affrontement vigoureux entre adversaires défendant des points de vue opposés.

Mais une différence essentielle sépare l'incertitude scientifique de l'incertitude politique. Alors que la science lutte pour le débusquer, l'inconnu paralyse souvent les politiques. Pourtant, le dialogue entre la science et la politique n'a pas encore pris cette différence en compte. Dans notre cas, où 98 % des spécialistes d'une discipline donnée partagent la même vision et où 2 % expriment leur désaccord, les deux optiques sont parfois présentées de telle sorte que chacune apparaît dotée d'une égale crédibilité.

Ce qui ne signifie pas que ces 2 % ont tort a priori et qu'il ne faut pas les écouter. Mais on ne devrait pas accorder un poids égal à leurs théories et au consensus qui se fait jour dans la communauté scientifique sur la gravité du danger auquel nous faisons face.

Il est vrai que, parfois, les incertitudes qui subsistent sont utilisées de façon cynique par les partisans du statu quo, dans le seul but d'éviter une mobilisation de l'opinion publique. Pour contrer ce cynisme, nous avons le devoir de replacer dans leur juste perspective toutes les inconnues qui continueront d'empoisonner les discussions sur la crise de l'environnement. Il nous faut commencer par le débat concernant le réchauffement global, parce que, s'il ne constitue qu'une menace stratégique parmi d'autres, il est devenu le symbole d'une crise bien plus générale et le point de cristallisation du débat public sur la réalité de cette crise. En fait, certains paraissent espérer que, s'il est possible de démontrer que le phénomène de réchauffement global est bénin, ils n'auront plus à se soucier d'aucune crise de l'environnement.

Mais, on ne démontrera pas la fausseté de la théorie du réchauffement global. Le nombre des sceptiques endurcis est largement dépassé par celui des sceptiques repentis qui acceptent maintenant le poids écrasant des preuves accumulées. Dans un effort pour présenter aux grands dirigeants du monde entier un consensus sur le réchauffement global, les Nations unies, en 1989, ont créé le Groupe de travail intergouvernemental sur les changements climatiques,sous les auspices duquel une équipe de savants reconnus a procédé à une analyse complète des données disponibles. Ils ont conclu, presque à l'unanimité, que le réchauffement global constituait un phénomène bien réél et que c'était maintenant qu'il fallait agir.

Le refus de voir les menaces stratégiques s'appuie souvent sur l'absence d'une information complète et d'une compréhension parfaite des phénomènes. Nous devons reconnaître que jamais nous ne disposerons d'une information complète. Pourtant, nous aurons, quoi qu'il arrive, à prendre des décisions. C'est d'ailleurs ce que nous faisons tous les jours. Nous sommes en mesure de tirer des conclusions d'informations incomplètes, grâce à la reconnaissance de modèles qui nous sont familiers.

Galilée a été accusé de subversion pour avoir décrit un modèle qu'il avait discerné dans le ciel. Ce modèle entraînait la conséquence, troublante, que la Terre n'était plus le centre de l'Univers créé par Dieu. Mais, pour ses juges, ce qu'il y avait de plus troublant dans sa théorie, c'était que la Terre, dont ils avaient déjà de la peine à admettre la rotondité, tournait sur elle-même. Au cours de son procès, Galilée admit le caractère subversif de ses idées, en prétendant qu'il ne croyait pas vraiment aux implications de ses découvertes. Il s'était contenté, affirma-t-il, de remettre en cause les idées reçues dans le but de voir celles-ci confortées par leur triomphe sur ses impertinentes assertions.

Galilée lui-même avait dû plier face aux conventions de son époque.

Le présupposé selon lequel les choses importantes ne bougent jamais représente une source banale d'opposition aux idées nouvelles et dérangeantes. Je me souviens ainsi avoir vu un de mes camarades de sixième suivre du doigt, sur une carte du monde, le tracé de la côte de l'Amérique du Sud, là où elle s'enfonce comme un coin dans l'Atlantique. Puis, toujours de l'index, il montra le rivage de

l'Afrique de l'Ouest, évidé selon un dessin qui paraissait correspondre à celui du Brésil.

« Elles ne sont jamais touchées ? demanda-t-il.

— Non, affirma notre professeur. C'est une idée ridicule. »

Bien entendu, l'Afrique et l'Amérique du Sud ont autrefois appartenu à un continent commun. Et, si la théorie de la dérive des continents a été depuis longtemps admise comme une vérité scientifique il est bon de se rappeler qu'en 1970 encore, quelques-uns des géologues les plus respectés du monde la rejetaient en des termes qui faisaient écho à la réplique outrée de mon professeur en 1959. Et pourquoi ? Tout simplement parce qu'ils partaient d'une idée préconçue – les continents ne bougent pas – qui paraissait raisonnable, mais qui, en fait, était fausse. Et qu'ils refusaient sa remise en cause.

Pour reprendre la formule immortelle du célèbre joueur de base-ball Yogi Berra : « Ce qui nous crée des problèmes, ce n'est pas ce que nous ignorons. C'est ce qu'on croit vrai, et qui ne l'est pas. »

Les scientifiques qui considéraient comme ridicule la théorie de la dérive des continents n'avaient pas saisi l'ampleur des changements qui sont possibles sur notre planète. De la même manière, quand il s'agit de formuler une évaluation des menaces stratégiques qui pèsent sur notre environnement, bien des sceptiques fondent leurs réticences sur une estimation préconçue des changements possibles. Ils supposent immuable l'équilibre naturel de l'environnement. Malheureusement, ce n'est pas le cas.

Comment s'attaquer à ces présupposés, à la fois faux et de plus en plus dangereux ? Il nous faut d'abord venir à bout des limites que nous impose notre perspective, trop souvent limitée dans le temps et dans l'espace. En premier lieu, nous avons l'habitude de considérer tout changement en fonction de très courtespériodes : une semaine, un mois, une année, ou même, si nous voyons large, un siècle. Ainsi, un changement, rapide si on le mesure sur l'échelle des ères géologiques, nous paraît très lent à l'aune d'une vie humaine.

À la télévision, on voit parfois des clips publicitaires recourir au ralenti pour montrer une voiture qui s'écrase contre un mur de brique. Grâce au ralenti, nous assistons à un processus au cours duquel les différents éléments du véhicule se déforment successivement et entrent en collision les uns avec les autres et avec les occupants de la voiture selon un ordre qui nous semble logique et prévisible. La colonne de direction, par exemple, repoussée en arrière par l'impact du moteur, viendra percuter le mannequin assis à la place du conducteur, tandis que le crâne de bois d'un second mannequin passera lentement au travers du pare-brise.

Ce qu'il advient aujourd'hui de notre environnement peut être envisagé dans des termes analogues. Notre système écologique est soumis à de terribles contraintes, comme s'il s'écrasait sur la surface dure d'une civilisation dont l'accélération a échappé à tout contrôle. Situés dans le contexte de la longue période de stabilité qu'a connu l'environnement avant les dégâts actuels, ceux-ci sont soudains et importants, mais c'est comme si nous voyions les destructions au ralenti. Quand la mer d'Aral s'assèche et que sa faune meurt, c'est comme si son fragile écosystème était progressivement écrasé par la force de la civilisation. Quand de vastes étendues de forêt tropicale disparaissent et que s'éteignent les espèces vivantes qu'elle abritaient, c'est comme si la sylve explosait au ralenti sous le choc de la civilisation. Et quand une nation surpeuplée épuise ses pâturages et porte atteinte à sa capacité de ravitaillement pour l'année suivante, c'est comme si la violence de sa collision avec la nature la propulsait en arrière, comme un enfant qui heurte de plein fouet le tableau de bord.

Mais la plupart d'entre nous se comportent comme s'ils ne voyaient pas de collision du tout. Nous ne sommes pas fondamentalement différents de la grenouille de laboratoire : si on la plonge dans l'eau bouillante, elle saute prestement hors de l'eau. Mais si on la place dans de l'eau tiède que l'on chauffe progressivement, elle y reste jusqu'à ce que l'on vienne à son secours.

Notre perspective spatiale ordinaire constitue également un important facteur de limitation. Il est utile de se tenir à quelque distance de tout ensemble un peu large que nous souhaitons appréhender. Pour nous, la difficulté réside dans le fait que nous sommes situés au sein même de l'ensemble. Comme le disait Ralph Waldo Emerson : « Un champ ne peut clairement être vu depuis son centre. »

Dans le Pérou pré-colombien, des artistes tracèrent sur le sol d'immenses dessins que nous ne pouvons distinguer que depuis une certaine altitude. Puisqu'ils ne disposaient pas d'avions, comment ont-ils procédé ? Sans que nous ayons besoin de faire appel à quelque théorie extravagante, nous savons qu'il a suffi à ces artistes d'avoir assez d'imagination pour changer de perspective et s'éloigner mentalement du point où ils se tenaient. Aujourd'hui, il nous faut recourir à une démarche similaire pour percevoir ce qui arrive à la Terre et à nous-mêmes.

Il y a des siècles, ceux qui croyaient que notre planète était plate pouvaient chercher l'horizon, de tout endroit où ils se trouvaient. Leur perspective limitée justifiait leur conviction. Mais ceux qui n'acceptaient pas cette idée durent, d'une manière ou d'une autre, transcender les limites géographiques pour pouvoir imaginer un ensemble bien plus considérable que celui accessible à leurs seuls sens.

Les première photos de la Terre flottant dans le noir de l'espace prises par les astronautes d'Apollo ne nous ont aussi fortement émus que parce qu'elles nous ont permis de voir notre planète dans une perspective nouvelle : une perspective grâce à laquelle sa beauté précieuse et fragile nous est soudain devenue évidente. On raconte qu'Archimède, qui inventa le levier, disait qu'il n'aurait besoin que d'« un point d'appui » situé à une distance suffisante pour soulever le monde. Notre capacité à discerner de larges ensembles représente un outil bien plus puissant que n'importe quel levier. Mais, comme un levier, sa puissance est multipliée par notre éloignement, autant dans l'espace que dans le temps, de l'ensemble que nous voulons appréhender. C'est cela qui explique que les historiens comprennent souvent bien mieux la signification d'une série d'événements que les observateurs contemporains.

Des changements conceptuels dans notre façon de voir le monde interviennent parfois. Nous sommes presque toujours pris au dépourvu quand nous discernons un changement profond, peut-être parce que nous sommes accoutumés aux changements lents et progressifs qui s'accordent, en général, au rythme de nos vies. Il nous est difficile d'imaginer, et plus encore de prévoir, un changement conceptuel qui ébranle nos certitudes et nous conduise d'un équilibre donné à un autre, neuf et fondamentalement différent.

Par chance, bien des gens ont choisi de se tourner vers le futur. On comprend de plus en plus que la crise de l'environnement doit faire l'objet d'une approche neuve. L'un des philosophes du mouvement de défense de l'environnement, Ivan Illich, a caractérisé ainsi les débuts de l'activisme écologique : « Ce qui a changé, c'est que notre sens commun s'est mis à la recherche d'un langage pour décrire l'ombre portée de notre avenir. »

Où trouver ce langage ? Deux modèles scientifiques peuvent nous aider à prévoir ce qu'il adviendra et à nous dire où nous en sommes.

Tout d'abord, la nouvelle théorie mathématique du changement, ou « théorie du Chaos », qui apporte une révolution dans notre manière d'interpréter nombre des changements qui interviennent dans le monde physique. Quand la physique de Newton a bouleversé notre compréhension des relations de cause à effet, le modèle du monde qu'elle sous-tendait s'est rapidement répandu en politique, en économie, et dans la société en général. Bien des gens sont aujourd'hui convaincus que, pareillement, les fondements de la théorie du Chaos seront bientôt intégrés à la science politique et à l'analyse sociale.

La théorie du Chaos explique comment un grand nombre de systèmes naturels peuvent connaître de profonds changements dans la façon dont ils fonctionnent alors même que leur schéma général demeure inchangé (« équilibre dynamique »). Elle postule que certains seuils critiques définissent ce schéma général et ne peuvent être franchis sans conduire à la perte d'équilibre. Par conséquent, quand des changements importants surviennent, le système tout entier bascule dans un équilibre complètement nouveau. Un schéma différent et des seuils différents apparaissent alors. Sous certains aspects, les idées centrales de la théorie du Chaos n'ont rien de neuf. Les amateurs de symphonie, par exemple, considèrent le crescendo comme le point maximal d'instabilité dans une construction musicale : celui où la musique tend vers un nouvel équilibre entre la résolution et l'harmonie. Nous serons bientôt en mesure de discerner plus facilement les crescendos dans les problèmes humains – et de voir que, bien souvent, ils constituent le signal qui marque le début du passage, chaotique et fondamental, d'une forme d'équilibre à une autre. Et sans doute devons-nous considérer nous aussi comme des crescendos les appels de détresse discordants qui, vague après vague, nous parviennent des quatre coins du globe. La relation entre la civilisation humaine et la Terre passe par un état que les théoriciens du Chaos tiendraient pour un déséquilibre. À l'aube de l'âge nucléaire,

Einstein affirmait que « tout a changé, sauf nos modes de pensée ». À l'aube de l'âge de l'environnement, la même constatation s'impose.

Le défi qui nous est proposé, c'est de parvenir à accélérer le changement indispensable de notre façon de penser notre relation à l'environnement pour permettre l'instauration d'un nouvel équilibre dans notre système de civilisation – avant que le système écologique de la planète n'ait perdu le sien. Ce bouleversement conceptuel suivra le modèle défini parla théorie du Chaos : bien peu de changements apparaîtront au début, mais, dès que le seuil critique aura été franchi et que nous aurons adopté de nouvelles bases de raisonnement, une foule de changements considérables interviendront tous en même temps.

Mais où se situe ce seuil critique pour un changement fondamental dans notre rapport à l'environnement, et comment pourrons-nous discerner le schéma nouveau à temps pour modifier nos relations comportementales avec le monde ?

Là, il nous faut recourir à un second modèle scientifique, celui de la théorie de la Relativité d'Einstein. On peut l'expliquer facilement, à l'aide d'une figure qui montre comment l'espace et le temps sont déformés par la masse. Une masse d'une densité forte, tel un «trou noir », peut être représentée comme un puits profond qui attire vers son centre le temps et l'espace disposés selon une grille rayonnante.

Notre conscience politique semble souvent correspondre à cette grille, au centre de laquelle un événement historique de premier ordre, tel que la Seconde Guerre mondiale, agit comme une masse dense exerçant une attraction gravitationnelle puissante sur toutes les idées ou tous les événements proches dans le temps et l'espace. De la même façon, l'Holocauste a remodelé toutes nos perceptions de la nature humaine. Des événements moins importants, de « masse historique » moindre, exercent aussi leur attraction sur nos modes de pensée, en particulier si ceux-ci s'appliquent à des problèmes proches et de masse comparable. Plusieurs événements mineurs survenus sur une courte période dans un espace commun peuvent, eux aussi, exercer une attraction suffisante pour nous forcer à rechercher une tendance ou une explication à la manière dont notre vision de l'histoire a été modifiée par leur masse collective. Ainsi, chacun des gouvernements communistes de l'Europe de l'Est est-il tombé séparément pendant l'été ou le début de l'automne 1989, mais leur chute combinée a produit un impact d'une force extraordinaire sur l'Histoire.

Il n'est pas jusqu'aux événements latents qui ne puissent influencer nos pensées. En d'autres termes, le temps est aussi relatif en politique qu'en physique. Par exemple, la volonté politique qui s'est traduite par les manifestations de masse du début des années 1980 contre l'accélération de la course aux armements est née de la prise de conscience générale du fait que la civilisation était attirée vers le bord d'un gouffre, sur une pente qui la mènerait à une catastrophe – un conflit nucléaire qui précipiterait l'histoire de l'humanité dans une sorte de trou noir. Nous avons maintenant des raisons d'espérer avoir suffisamment changé le cours des choses pour éviter cette catastrophe-là, même si nous subissons encore son attraction. Si nous évitons vraiment un holocauste nucléaire, notre succès pourra, pour une large part, être attribué à notre capacité à discerner un schéma et à modifier nos vues et notre comportement collectif à temps pour conjurer le pire.

Le défi que nous lance aujourd'hui la crise de l'environnement est du même ordre. L'éventualité d'une véritable catastrophe se situe encore dans l'avenir, mais la pente descendante qui nous y conduit se fait plus raide avec chaque année qui passe. Cependant, si l'attraction qu'elle exerce sur nous s'amplifie, notre capacité à discerner ce qui nous attend progresse. Les chances que nous comprenions la vraie nature de notre destin augmentent énormément au fur et à mesure que nous approchons du tournant de l'histoire : du point où nous pourrons contempler le centre même du trou noir.

Lorsque nous établissons une distinction entre ce qui est connu et ce qui relève encore du domaine de l'incertain dans la crise de l'environnement, il est important de souligner qu'un fait est bien établi : la nature démontre l'existence en son sein d'un réseau permanent de relations d'interdépendance entre les différents éléments du système écologique. Nous sommes en droit d'affirmer que si, dans un domaine précis, nous bouleversons l'équilibre écologique de la planète tout entière, nous le bouleverserons aussi dans tous les domaines connexes. Par voie de conséquence, si un type d'action nous paraît au départ sans danger dans un domaine de l'environnement que nous avons la possibilité d'observer, il est hautement improbable que nous en sachions assez sur les effets de ce que nous faisons pour être en mesure d'en prévoir les effets sur d'autres éléments du système – justement parce qu'un équilibre délicat d'interdépendance existe entre tous ces éléments.

Ce phénomène d'interdépendance représente peut-être la meilleure illustration de ce que les scientifiques dénomment « boucle de rétroaction positive », c'est-à-dire la multiplication de la force avec laquelle un changement se produit. Où que vous regardiez dans le système écologique, les mécanismes naturels tendent à accélérer le rythme du changement quand l'impulsion première lui a été donnée. Là se trouve une des raisons pour lesquelles nos agressions contre l'environnement revêtent une telle brutalité. Quand nous intervenons dans le fonctionnement de systèmes complexes, les lois linéaires, relativement simples, de l'enchaînement des causes et des effets ne suffisent plus pour expliquer, et moins encore pour prévoir, les conséquences de nos interventions.

Les principes de base qui sous-tendent la notion de boucle de rétroaction positive sont faciles à comprendre. Nous nous sommes tous familiarisés avec les fonctions dites «non linéaires », qui expriment l'effet multiplicateur d'actes répétitifs simples. Il n'est qu'à considérer l'application de la « loi des intérêts composés » sur nos décisions touchant à nos finances personnelles : si j'utilise ma carte de crédit pour emprunter de l'argent et que, le mois suivant, j'emprunte de nouveau, grâce à elle, le même montant – plus un supplément destiné à couvrir les agios de mon emprunt du mois précédent –, le schéma, indéfiniment répété, finira par se nourrir de lui-même et me conduira à une crise financière. La période pendant laquelle je pourrai jouer à ce petit jeu avant d'être acculé à la faillite dépendra du rapport entre mes emprunts mensuels et mes revenus et dépenses de chaque mois.

Mais la loi des intérêts composés peut aussi fonctionner dans un sens positif : si, mois après mois, je place le même montant sur mon compte d'épargne, augmenté du petit intérêt qui m'aura été versé le mois précédent, le volume total de mes économies progressera selon un taux non linéaire, qui, lui-même s'élèvera au fur et à mesure, même si le montant de mon épargne mensuelle demeure le même.

Le même type de rétroaction positive agit également dans la nature. Il faut en tenir compte lorsque nous essayons d'évaluer les dommages qui peuvent survenir à la suite d'un comportement donné à l'égard de l'environnement. Certaines de ces rétroactions exigent une analyse complexe. D'autres sont beaucoup plus simples.

En survolant les forêts d'Amazonie à bord d'un petit avion, j'avais été frappé par ce qui se produisait immédiatement après un orage. Dès que la pluie avait cessé, des nuages d'humidité se formaient au-dessus des arbres. Sous l'action du vent, ils étaient poussés vers l'ouest où ils apportaient, à leur tour, leur humidité à de nouveaux orages.

Les effets de toute interruption du processus naturel peuvent ainsi se multiplier plusieurs fois. Lorsque l'on brûle de grandes surfaces de forêt tropicale, la pluviosité recyclée au profit des zones adjacentes décroît fortement, les privant des quantités d'eau dont elles ont besoin pour continuer à prospérer. Si l'étendue déforestée est assez importante, le taux de baisse de la pluviosité chez ses voisines peut être suffisant pour déclencher un cycle de sécheresse qui, à son tour, tuera davantage d'arbres et accélérera la mort de la forêt. À l'étape suivante, la disparition du couvert végétal entraîne un réchauffement du sol forestier qui conduit à l'émission de grandes quantités de CO2 et de méthane, à la suite d'une sorte de « combustion » biochimique. L'accroissement massif du nombre des troncs morts et des branches pourries permet une explosion de la population des termites qui, eux-mêmes, produisent de grandes quantités de méthane. Ainsi, la destruction des forêts amplifie la tendance au réchauffement global de plusieurs manières – certaines complexes, d'autres élémentaires –, lesquelles ne sont guère prises en compte quand on décide une telle destruction.

L usage excessif des pesticides présente des dangers analogues, là encore à cause d'un phénomène de rétroaction. Bien souvent, les

parasites les plus résistants subsistent alors que les espèces les plus vulnérables périssent. Alors, quand les sujets résistants prolifèrent pour occuper la niche laissée vacante par leurs cousins morts, on recourt à de grandes quantités de pesticides pour tenter d'en éliminer davantage, et le processus recommence. Bientôt, des quantités gigantesques seront répandues sur les récoltes, dans le seul but de tuer autant de parasites qu'il y en avait au tout début. Mais, maintenant, les parasites sont plus forts et, en même temps, la quantité de pesticides à laquelle nous sommes exposés continue à s'accroître.

L'abus des pesticides et les techniques médiocres d'irrigation illustrent tous deux des problèmes qui, bien qu'affectant de vastes superficies, n'ont en général que des conséquences locales. Parfois, cependant, des régions entières sont touchées. Par exemple, la catastrophe d'ampleur régionale de la mer d'Aral a été provoquée par une rétroaction positive imprévue qui a amplifié les effets d'une mauvaise stratégie d'irrigation. De même, si les suites de la déforestation se limitent, pour l'essentiel, au niveau local, des rétroactions positives comme celles que l'on note en Amazonie peuvent les transformer en tragédies régionales ou même globales.

D'autres problèmes débutent au niveau régional et deviennent, sous l'effet de rétroactions positives, des menaces globales graves. Considérons, par exemple, la polémique concernant l'impact du réchauffement global sur des vastes zones de toundra gelée en Sibérie. Certains affirment que cet impact sera favorable, qu'il pourra même peut-être ouvrir à la culture des céréales d'immenses étendues de terres nouvelles. Si l'on utilise un modèle linéaire pour calculer un effet simple à partir d'une cause simple, on peut, c'est certain, conclure qu'il pourrait y avoir là un bénéfice. Certains vont même jusqu'à prétendre que ce bénéfice supposé contrebalancerait toutes les conséquences indésirables du réchauffement global. À l'évidence, c'est avec des calculs de ce genre que les plus extrémistes des sceptiques en viennent à soutenir que le réchauffement global serait une bonne chose.

Mais si l'on examine de plus près les conséquences non linéaires d'un dégel de la toundra, on voit qu'il faut intégrer aux équations des risques nouveaux et dangereux. La fonte des sols gelés devrait produire d'énormes quantités de méthane qui seront relâchées dans l'atmosphère. Il est vrai qu'au cours des dernières années, le taux d'accroissement de la concentration de méthane s'est ralenti. Mais, dans la mesure où chaque molécule de méthane induit un effet de serre vingt fois supérieur à celui d'une molécule de CO2, la concentration des gaz à effet de serre se développera de manière significative et le réchauffement global progressera si ces masses de méthane passent dans l'atmosphère.

Malheureusement, ces questions ne relèvent pas de l'hypothèse d'école. Il semble que la Sibérie soit une des régions du monde qui se réchauffe le plus rapidement. Ce qui n'a rien de surprenant, puisque tous les modèles avaient permis de le prévoir, à partir des rétroactions positives qui amplifient les conséquences de la fonte des neiges et l'absorption corrélative de chaleur solaire par le sol de surface. Mais la vitesse du réchauffement, selon les mesures récentes, se révèle stupéfiante. Par exemple, en mars 1990, la température moyenne enregistrée sur l'ensemble de la Sibérie a dépassé de 10 °C le record enregistré jusqu'à présent pour n'importe quel mois de mars. Il est vrai que, pour le monde entier, l'année 1990 a été «l'année la plus chaude jamais enregistrée ».

D'autres rétroactions positives constituent, à l'évidence, des menaces stratégiques. Il n'est que de penser à la manière dont les deux crises les mieux connues, le réchauffement global et la diminution de la couche d'ozone, se renforcent l'une l'autre par une interrelation complexe. Le réchauffement augmente la quantité de vapeur d'eau présente dans l'atmosphère et piège, aux basses altitudes, le rayonnement infrarouge qui, normalement, traverserait la stratosphère pour se perdre dans l'espace. Ainsi, la stratosphère subit un refroidissement tandis que la basse atmosphère se réchauffe. Mais une stratosphère plus froide, avec plus de vapeur d'eau, signifie la

formation de davantage de cristaux de glace dans la couche d'ozone, particulièrement dans les régions polaires, où les CFC se mélangent à l'ozone en présence de glace et le font disparaître à un rythme plus rapide. Plus la couche d'ozone est mince, plus les rayons ultraviolets frappent la surface de la planète et les organismes vivants qui s'y trouvent. Les ultraviolets atteignent en particulier la végétation qui, normalement, absorbe de grandes quantités de gaz carbonique, et ils semblent affecter sérieusement sa capacité à le faire. Et comme la végétation digère moins de CO2, il s'en concentre davantage dans l'atmosphère, ce qui favorise son réchauffement – et un refroidissement accru de la stratosphère. Le cycle est ainsi, à la fois, renforcé et amplifié.

Quelques-unes des rétroactions les plus dangereuses et les plus puissantes, qui touchent les océans, font encore l'objet d'études scientifiques intensives. Par exemple, à partir des premières données, on peut penser que les mers, en se réchauffant, cessent d'absorber du CO2 selon le taux actuel. Cette éventualité est particulièrement inquiétante, puisque les océans contiennent cinquante fois plus de CO2 que l'atmosphère. Donc, si la quantité absorbée par le milieu marin baissait de 2 % seulement, elle doublerait dans l'atmosphère – ce qui mènerait à un réchauffement accru des mers. Qui plus est, certains affirment que le réchauffement des eaux peu profondes de l'océan Arctique se traduira par un dégagement de méthane aussi important que celui dû au dégel de la toundra.

Des phénomènes du même ordre peuvent être produits par l'action des hommes. Quand on prend en compte l'économie, l'environnement peut être menacé par de nouveaux types de rétroactions, tout aussi dangereuses et complexes que celles que nous trouvons dans la nature. Ainsi, les nations pauvres et sous-développées souscrivent-elles de gros emprunts auprès des banques des pays riches. Pour pouvoir payer les intérêts dans la devise des prêteurs, elles doivent dégager des surplus commercialisables sur les marchés d'exportation. Bien trop souvent, cela les conduit àconvertir champs et potagers qui produisent des cultures vivrières adaptées à la consommation locale en plantations vouées à un seul produit exportable. La conversion des terres diminue l'approvisionnement en denrées locales et en augmente les prix, ce qui appauvrit la population. Si ces prix sont contrôlés, des subventions gouvernementales sont distribuées, qui appauvrissent l'État. Parallèlement, l'accroissement des arrivages de denrées tropicales en provenance de la plupart des pays en voie de développement fait baisser le niveau des prix internationaux et réduit les revenus que ces pays pourraient normalement espérer tirer de leurs exportations. Et ces revenus eux-mêmes reviennent naturellement à quelques grands propriétaires – ou à des gouvernants corrompus – qui, au lieu de réinjecter leur argent dans l'économie locale, le placent à l'étranger, sur des comptes ouverts dans les banques qui, à l'origine, ont prêté de l'argent à leur pays. Plus le pays s'endette, plus il emprunte pour s'assurer le remboursement des intérêts, et plus il consacre de terres aux cultures exportables. Et le cycle continue, en dépit du fait que chacun accepte l'idée que la dette ne sera jamais remboursée.

En 1985, les flux monétaires dans le sens pays en voie de développement-pays développés dépassaient tous ceux fonctionnant dans le sens inverse, qu'il s'agisse de prêts, d'aides, ou des revenus d'exportation. Et l'écart n'a fait que s'élargir depuis, année après année, en raison de la complexité de cette rétroaction-là.

Dans toutes ces interrelations, c'est le facteur humain qui est fondamental pour la sauvegarde de l'environnement global. Nous avons besoin d'une rétroaction qui se nourrisse d'elle-même dans le bon sens et accélère le rythme des changements positifs qui sont maintenant urgents. Cela ne pourra se produire que si nous adoptons une nouvelle perspective globale, à long terme, et acceptons de regarder le problème en face.

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Mis à jour le 15/02/2011