Comprendre le passé pour frayer les sentiers de l'avenir

Notes de lecture
épilogue du livre de Jared Diamond "le 3è chimpanzé" Gallimard traduction par Michel Blanc

Retracer l'essor de l'animal humain au cours des trois derniers millions d'années permet de mieux marquer l'inversion du mouvement récemment amorcée. Les premiers indices révélant que nos ancêtres se sont distingués des autres espèces animales sont constitués par des outils de pierre extrêmement grossiers dont les premiers sont apparus en Afrique, il y a deux millions et demi d'années environ. Leur présence en grand nombre, à partir de cette date, révèle le rôle important et constant qu'ils ont joué dans la vie quotidienne des hominidés. Certains de nos plus proches apparentés, en revanche, comme le chimpanzé pygmée et le gorille, ne se servent pas d'outils, tandis que d'autres, comme le chimpanzé commun, en façonnent occasionnellement de très rudimentaires, sans pour autant que leur existence en dépende.

Ces premiers outils grossiers n'ont cependant pas fait accomplir de saut quantique à notre espèce en matière de réussite évolutive. Durant un million et demi d'années après la date d'apparition des outils en pierre, l'espèce est demeurée confinée à l'Afrique. Il y a un million d'années environ, elle est finalement parvenue à gagner les régions chaudes de l'Europe et de l'Asie, devenant, de ce fait, l'espèce de chimpanzé, sur les trois existantes, qui bénéficie de la plus vaste aire de répartition — bien que cette aire fût, à cette époque, plus restreinte que celle du lion. Les progrès dans la fabrication des outils ont été très lents. L'une au moins des populations humaines, celle qui occupait l'Europe et l'Asie occidentale et constituait l'espèce Homo neanderthalensis, se servait régulièrement du feu, il y a cent mille ans. Cependant, sous la plupart des autres aspects, l'animal humain n'était encore qu'une espèce de grand mammifère parmi d'autres. Il n'avait inventé ni l'art, ni l'agriculture, ni la technologie. Nul ne peut dire avec certitude si, à ce stade, il se caractérisait déjà par le langage, la tendance à la consommation de drogues, ses moeurs sexuelles et un cycle vital inhabituel ; mais les néandertaliens vivaient rarement au-delà de l'âge de quarante ans et, par conséquent, ne devaient pas encore avoir acquis ce trait particulier qu'est la ménopause.

Un grand bond en avant dans les comportements de l'espèce est advenu soudainement il y a quarante mille ans environ, comme l'attestent les preuves archéologiques, en même temps qu'Homo sapiens, anatomiquement moderne, arrivait en Europe, venant d'Afrique via le Proche-Orient. A dater de ce moment, l'espèce a entrepris de réaliser des oeuvres d'art, d'élaborer une technologie fondée sur des outils spécialisés ; des différences culturelles sont apparues d'une région géographique à l'autre, les innovations se sont multipliées au cours du temps. Ce bond s'est sans doute réalisé en dehors de l'Europe, mais brusquement, car les populations d'Homo sapiens anatomiquement modernes vivant en Afrique du Sud il y a cent mille ans ne se distinguaient pas énormément du chimpanzé, si l'on en juge d'après les vestiges qu'elles ont laissés dans les grottes où elles vivaient. Quel qu'ait été le facteur à l'origine de ce bond, il n'est lié qu'à une fraction minime de notre patrimoine génétique, puisque la différence entre ce dernier et celui des chimpanzés n'est que de 1,6 pour cent, et qu'elle existait déjà, pour sa plus grande part, longtemps avant notre bond en avant dans le domaine du comportement. L'hypothèse qui me paraît la plus probable est que le bond a été impulsé par l'apparition de notre aptitude actuelle au langage.

Nous nous plaisons généralement à imaginer les hommes de Cro-Magnon comme les premiers êtres qui aient été porteurs de nos traits les plus nobles. Mais ils ont également fait montre de ces deux caractéristiques qui sont au coeur des problèmes de notre époque : la tendance à se tuer massivement les uns les autres et le penchant à détruire l'environnement. Dès avant l'époque de Cro-Magnon, les inclinations de l'espèce au meurtre et au cannibalisme sont attestées par certains signes observables sur les crânes humains fossiles, telles des marques de coups infligés par des objets pointus sur la boite crânienne ou des traces de fracture de ces mêmes boites afin de récupérer de la matière cérébrale. La soudaineté de la disparition des néandertaliens après l'arrivée des hommes de Cro-Magnon laisse penser qu'ils ont été victimes d'une destruction massive, de type du génocide, et que notre espèce a témoigné de son efficacité meurtrière dès ce moment-là. Par ailleurs, l'extinction de presque tous les grands animaux australiens, après que l'homme eut colonisé l'Australie, il y a cinquante mille ans, puis celle de nombreux grands mammifères eurasiatiques et africains, à mesure que ses armes de chasse se sont perfectionnées, attestent que notre espèce est également, dès l'époque préhistorique, devenue capable de détruire la propre base de ses ressources alimentaires.

A la fin de l'ère glaciaire, il y a dix mille ans environ, le rythme de notre essor s'est accéléré. Nous avons occupé l'Amérique, ce qui s'est accompagné d'une extinction en masse des grands mammifères — il pourrait bien y avoir eu lien de cause à effet. L'agriculture est apparue peu de temps après. Quelques milliers d'années plus tard, les premiers textes écrits commencent à attester du rythme de nos inventions dans le domaine technique. Ils révèlent également que nous avions, déjà dans l'Antiquité, tendance à nous livrer à la toxicomanie et que la pratique de l'extermination massive de nos congénères était alors devenue courante, admise, voire admirée. La destruction de l'environnement, de son côté, se faisait déjà sentir, promettant de ruiner les bases de nombreuses sociétés, et les premiers colons de la Polynésie et de Madagascar provoquèrent des extinctions d'espèces en masse. À partir de 1492, les témoignages écrits sur l'expansion mondiale des Européens nous permettent de retracer en détail tous les aspects de notre essor et de notre décadence.

Aujourd'hui, nous accaparons une grande partie des matériaux et de l'énergie produits sur la Terre, nous exterminons les espèces et détruisons notre environnement à un rythme toujours plus rapide, et cela ne pourra se poursuivre ainsi encore un siècle. On objectera peut-être qu'autour de nous il n'est nul signe évident que nous approchons d'un moment paroxysmique dans notre histoire. En réalité, la conscience ne peut nous en venir que d'extrapolations à partir des signes déjà présents : la famine et la malnutrition, la pollution et la technologie destructrice ne cessent de croître; les terres arables, les ressources alimentaires de l'océan, les autres produits naturels, de même que la capacité de l'environnement à absorber nos rejets ne cessent de décroître. Puisque davantage d'êtres humains, dotés de moyens toujours plus puissants, luttent pour des ressources en voie de diminution, quelque obstacle va forcément bloquer l'essor de l'espèce.

Les scénarios de l'avenir incitent à être pessimiste. En supposant que tous les êtres humains vivant actuellement meurent brutalement demain, les dégâts que l'espèce a déjà infligés à son environnement sont à ce point importants que la dégradation se poursuivrait encore pendant des décennies. D'innombrables espèces ont disparu ou sont en voie de le faire, tant leur population est tombée à un niveau inférieur a la possibilité d'un renouvellement naturel.

En dépit de tous nos antécédents dans le domaine de l'auto-destruction, dont la leçon pourrait être tirée, la destruction de l'environnement comme la croissance démographique sont loin d'apparaître à tous comme des fléaux réels, pour ne rien dire de l'état de misère de populations contraintes à la survie et pour lesquelles les préoccupations écologiques sont proprement un luxe. Le rouleau compresseur de la destruction est lancé a une vitesse telle que rien ne pourra l'arrêter: l'animal humain, troisième chimpanzé, est désormais en tant qu'espèce lui aussi menacé. Son avenir n'est guère plus radieux que celui des deux autres chimpanzés.

Vision pessimiste, dira-bon. Elle semble étayée par une petite phrase, écrite en 1912, dans un contexte différent par l'universitaire et explorateur hollandais Arthur Wichmann. Ayant consacré dix ans de sa vie à la rédaction d'un important traité en trois volumes sur l'histoire de l'exploration de la Nouvelle-Guinée. qui recense au cours de quelque 1198 pages toutes les informations sur cette île qu'il avait glanées, depuis les plus anciens récits transmis par le truchement de l'Indonésie jusqu'aux grandes expéditions du XIXè et du début du XXè siècle, Arthur Wichmann était parvenu à la conclusion que tous les explorateurs sans exception n'avaient eu de cesse de commettre les mêmes erreurs stupides: à l'orgueil démesuré dans le récit de leurs exploits s'ajoutait le refus de reconnaître leurs désastreux échecs ou de prendre en compte l'expérience de leurs prédécesseurs. En sorte que l'histoire de l'île n'était, vue sous cet angle, que la répétition d'erreurs déjà commises dans le passé, occasionnant inutilement des maux et des morts. Wichmann ne doutait pas qu'à l'avenir les explorateurs continueraient à répéter les mêmes erreurs. En sorte qu'il pouvait dire d'eux: "Ils n'auront rien appris et tout oublié".

On ne saurait toutefois sous-estimer un élément dans le fait que notre espèce est seule responsable de ses problèmes: elle seule détient les moyens de leur résolution. Or, s'il est vrai que l'aptitude au langage et la pratique de l'art et de l'agriculture ne sont pas tout à fait uniques dans l'ensemble du règne animal, l'animal humain demeure réellement unique par sa capacité à apprendre à s'adapter en tirant les enseignements de l'expérience vécue par d'autres membres de son espèce en des lieux éloignés de lui ou dans un passe lointain. De fait, l'espoir peut se nourrir de quelques signes: des propositions réalistes ont souvent été avancées, ces dernières années, dans le but d'essayer d'éviter le désastre, comme la limitation de l'essor démographique, la préservation des milieux naturels et l'adoption de mesures de toutes sortes pour la sauvegarde de l'environnement. Nombreux sont les gouvernements qui ont déjà mis en oeuvre certaines de ces mesures évidentes, dans le cadre de cas particuliers. La prise de conscience des problèmes écologiques se développe et les mouvements écologistes gagnent en influence politique. De nombreux pays ont ralenti leur croissance démographique dans les récentes décennies. La pratique du génocide n'a pas disparu, mais le développement des technologies de la communication peut contribuer à réduire les penchants xénophobes traditionnels de l'espèce et sa tendance à considérer les êtres humains vivant dans des pays éloignés comme différents, voire inférieurs. J'avais sept ans lorsque la menace de l'holocauste nucléaire apparut brutalement dans les ciels de Hiroshima et de Nagasaki; je ne peux oublier combien la crainte de la destruction nucléaire a dominé les décennies qui suivirent. Mais un demi-siècle s'est écoulé depuis, et ces armes d'extermination n'ont jamais été employées de nouveau. Cette menace semble plus éloignée maintenant qu'elle ne l'a été dans la période qui s'ouvrit en un éclair le 6 août 1945.

L'holocauste écologique demeure non pas une menace, mais un processus en cours. Quelques signes m'autorisent à faire montre d'un optimisme prudent. A partir de 1979, en effet, j' ai été consultant auprès du gouvernement indonésien pour la mise en place d'une réserve naturelle dans la partie indonésienne de la Nouvelle-Guinée, appelée Irian Jaya. A priori, l'Indonésie ne paraissait pas un pays particulièrement prometteur en matière de lutte pour la préservation des milieux naturels. Au contraire même, elle est la proie, sous une forme aiguë, de tous les problèmes rencontrés par chaque pays tropical du tiers monde. Avec plus de cent quatre-vingts millions d'habitants, elle est en cinquième position sur la liste des pays les plus peuplés et figure parmi les plus pauvres. L'essor démographique y est rapide; près de la moitié des Indonésiens ont moins de quinze ans. Certaines de ses provinces, dont la densité de population est extrêmement élevée, exportent leurs habitants en direction des régions les moins peuplées comme Irian Jaya. Il ne se rencontre pas dans ce pays de cohortes d'ornithologues amateurs ni de mouvements écologiques autochtones. Longtemps le gouvernement n'a pas été démocratique, au sens où nous l'entendons en Occident, et la corruption y est omniprésente. L'Indonésie dépend économiquement de l'abattage de ses forêts vierges tropicales humides, activité qui vient tout de suite après l'exploitation du pétrole et du gaz naturel dans ses échanges commerciaux avec l'étranger.

Pour toutes ces raisons, nul ne pouvait vraiment s'attendre que la sauvegarde des espèces et des milieux naturels soit une priorité de la politique nationale en Indonésie. Lorsque je suis allé pour la première fois en Irian Jaya, je doutais sérieusement qu'un plan réel de préservation pourrait être mis à exécution. Heureusement mon pessimisme, à la mode de Wichmann, s'est révélé infondé. Grâce à l'action d'un petit noyau d'Indonésiens convaincus de la valeur d'un programme de préservation des espèces et des milieux, il y a désormais en Irian Jaya un début de réserve naturelle, englobant 20 pour cent de la superficie de cette région. Et elle n'a pas qu'une existence théorique. Tandis que je faisais mon travail sur le terrain, j'eus la surprise et le plaisir de voir des scieries qui avaient été abandonnées parce qu'elles étaient en contradiction avec les objectifs fixés à la réserve, de croiser des gardes effectuant des patrouilles et de constater que des plans de gestion étaient en train d'être élaborés. Toutes ces mesures n'avaient pas été adoptées pour des misons idéologiques, mais au nom d'une perception raisonnée et correcte des intérêts réels de l'Indonésie. Si ce pays est en mesure de le faire,la chose est sans doute également possible dans d'autres pays similaires, affrontant les mêmes obstacles à la prise en compte des problèmes écologiques, de même que dans les pays beaucoup plus riches et possédant d'influents mouvements écologistes.

Il n'est pas nécessaire d'attendre l'invention de nouvelles technologies pour résoudre nos problèmes. Nous avons juste besoin qu'un plus grand nombre de gouvernements, de par le monde, prennent davantage de ces mêmes mesures évidentes que certains gouvernements ont déjà prises dans certains cas. Il n'est pas vrai non plus que le citoyen ordinaire soit impuissant. On peut citer de nombreux cas où des groupes de citoyens, ces dernières années, ont pu faire pression pour atténuer les menaces d'extinction pesant sur certaines espèces: cela a été le cas de la chasse à la baleine motivée par des raisons commerciales, de la chasse aux grands félins en vue de se procurer leur fourrure et de l'importation de chimpanzés capturés dans la nature, pour ne mentionner que quelques exemples. En réalité, c'est là un domaine où il est particulièrement aisé, sur la base de dons modestes par citoyen, d'avoir un grand impact : tous les organismes qui se consacrent à la sauvegarde de la nature ont actuellement des budgets modestes. Ainsi, le budget annuel total de tous les programmes de sauvegarde des primates soutenus par le World Wildlife Fund (WWF le Fonds mondial pour la nature) dans le monde entier est de l'ordre de quelques centaines de milliers de dollars seulement. Mille dollars de plus signifierait un programme de sauvegarde de plus pour quelque espèce de singe, de grand singe ou de lémurien menacée d'extinction, qui autrement serait abandonnée à son irrémédiable sort.

Voila qui, somme toute, à considérer la possibilité que l'avenir du troisième chimpanzé se révèle un tant soit peu meilleur que celui des deux autres, me fait préférer à la phrase de Wichmann, celle que le chancelier du Reich, Otto von Bismarck, inscrivit pour ses enfants et petits-enfants en tête de ses Mémoires: "Comprendre le passé, pour éclairer les sentiers à frayer dans l'avenir".


Mis en ligne le 02/11/2006 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr)